Le travail de João Freitas (Coimbra, 1989) est une ode à la matière dont il valorise les multiples effets, les aspérités, les creux, les reliefs et les nuances… Avec une prédilection pour le papier, João s’approprie d’innombrables supports qu’il écorche, brûle, déchire, gratte, incise, froisse, ponce... Attribuant à la matière une nouvelle peau, l’artiste lui rend hommage autant qu’il la maltraite avec un langage situé quelque part entre fureur et délicatesse. À l’affût de toute trace poétique inattendue surgissant dans son quotidien, João récupère également des papiers abîmés par la pluie et autres intempéries, marqués par l’écoulement du temps. Le passage du temps, la fragilité des choses, la violence du monde extérieur, sont autant de thèmes que l’artiste convoque, en filigrane, au départ de ses œuvres aux couleurs sourdes. Dans le sillage des affichistes du Nouveaux Réalisme, João prolonge l’existence de ces objets de la vie quotidienne dont la société s’est débarrassée. Et l’artiste de redonner également une seconde vie à des tissus, vêtements ou mouchoirs abandonnés, à partir desquels il extrait de nouvelles formes, annulant leur lisibilité.

João sollicite le regard soutenu du spectateur pour déceler d’infinies et subtiles variations dans ses séries réalisées à base de Tetra Pack, qu’il brûle et frotte jusqu’à créer une matière indéfinissable, mi-terrestre, mi-lunaire, dans laquelle l’œil se perd aisément. La nature industrielle et consumériste de ces objets contraste soudainement avec leur caractère désormais magnifiquement inutile et pérenne. João révèle les coulisses de ces matériaux symbolisant progrès et productivité, leur rend leur aspect de matière première et les destitue de leur fonction. Redonner une âme à ces matériaux, voilà ce qui anime l’artiste.

Laura Neve, septembre 2022


 Déjà la sensation tactile qui fouille la substance, qui découvre, sous les formes et les couleurs, la matière, prépare l’illusion de toucher le fond de la matière.
Aussitôt l’imagination matérielle nous ouvre les caves de la substance, elle nous livre des richesses inconnues.
Gaston Bachelard

Offertes dans la simplicité des matériaux qui les composent, les œuvres de João Freitas s’exposent sans fards, ni ornements. Elles donnent à voir le spectacle de matières qui ont vécu sans concessions et qui se dévoilent telles qu’elles sont, des présences inertes auxquelles l’artiste a insufflé une nouvelle vie.

Il puise son inspiration dans la fragilité d’objets du quotidien qui portent en eux la violence du monde extérieur, à l’image de ces couvertures de livres ou de magazines abandonnés, séchées par le soleil et élimées par le vent ou encore de ces affiches de publicités contrecollées, déchirées, délavées par les intempéries. Tous ces rebuts délaissés de la société ont été récupérés et choisis par l’artiste pour devenir le support d’une pratique à la fois attentive et incisive faite de déchirements, de découpes, de grattages ou encore de ponçages afin de découvrir l’intimité de ces objets. Leur apparence transcendée révèle alors une puissance et une beauté insoupçonnées.

Par ailleurs, il récupère également des matériaux bruts sortis d’usine comme ces planches de bois contreplaquées, ces couvertures grises ou ces grandes feuilles de Tetra Pak devenues trivialement des protections de chantiers mais dont il a su extraire le grain de leur substance. Une vie inattendue émane alors dans la léthargie de leur condition.

Il ira même jusqu’à utiliser les feuilles abrasives qui, d’habitude, lui servent à façonner d’autres œuvres mais qui, ici, se verront retravaillées avec force en ôtant patiemment chaque particule granuleuse l’une après l’autre à la pointe de métal pour laisser apparaître la toile de fond grisée, moirée, tramée car redevenue étrangement textile.

Ces éléments manufacturés révèlent alors, après le retrait de leur couche protectrice, leur processus de création tout autant que celui de leur dégradation possible. Ils perdent leur sens fonctionnel pour devenir des œuvres abstraites, des champs colorés où le regard se perd dans les diverses strates mais où il se heurte aussi, par à-coups, aux résistances du matériau marqué par les gestes qui l’ont altéré. Un va-et-vient perpétuel unissant poétiquement la pensée à la matière qui la génère car Il semble que la matière ait deux êtres : son être de repos et son être de résistance. On trouve l’un dans la contemplation, l’autre dans l’action[1]. Nous nous emparons de la première, l’artiste de la seconde...

Il nous montre ce qui est là sous nos yeux ; ce que l’on côtoie et ce qui, en sondant les apparences et en décollant le vernis du réel, s’offre au regard sans fioritures, ni excès. L’idée n’est pas d’ajouter encore plus à cette société prônant le trop-plein où la multiplicité des images en surnombre n’incite plus à regarder véritablement. L’artiste nous invite à l’inverse à nous rendre compte du potentiel perceptif enfoui dans ce qui nous entoure, sans détours, toujours consciemment, voire méditativement.

Par ces éléments délaissés, retravaillés pour être ensuite exposés, João Freitas nous parle de notre mode de vie et de consommation, mais aussi du rapport subtil que nous entretenons avec les matières qui composent notre existence et qui se révèlent elles-aussi empreintes d’histoires multiples faites de douceurs et de violences partagées, d’une surface tactile parfois un peu farouche qui se révèle au toucher ou au regard bien affuté.

En somme, un travail à l’esthétique sobre sublimant l’ordinaire et qui égrène le passage du temps sur toute chose où l’obsolescence n’est plus une simple finalité mais le signe d’un possible renouveau.

Catherine Henkinet, janvier 2022

[1] Gaston Bachelard, « La terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination de la matière », Paris, Librairie José Corti, 1947, p. 44.


Autopsie d’un palimpseste

Le travail de João Freitas est en lien avec la notion de trace, d’usure, de temps, traitant tels des écorchés les structures qui lui servent de support : papiers, cartons, tissus, papiers de verre, bois, etc..., l’intention de l’artiste étant de violenter doucement la matière pour lui faire dire, avouer quelque chose d’insaisissable, comme une planche d’anatomie dévoile les véritables structures et composantes d’un organisme.

Il y a chez Freitas une volonté de révéler, de soulever la matière, de lui donner un sens mystique par la révélation de ses arcanes et de ses mutations, comme le travail de l’alchimiste transmute les matières en éthers, vapeurs et autres essences.

João Freitas est de ces artistes qui apprennent de leur propre travail. Rien ne semble décidé au départ de ses dissections ; il trouve en cherchant, tel un archéologue qui dégage l’objet enfoui. En esthète apprenti, sensible et attentif, il cherche dans ces artefacts des combinatoires illimitées d’effets et de jeux, générant une infinie poésie qui n’exclut pas la violence. Et à ce titre, dans ce rapport tout à la fois brutal et suave à la matière, il arrive à nous faire entrer en résonance avec ces ineffables questions de temps, de tangible, de présence, devenant dans son creuset, une matière durable, touchante et immanente.

Que ce soit par l’usure, le ponçage ou le brûlage, le pli, le cousu, le froissé, il révèle la matière en la faisant accéder à une transcendance, via une chirurgie qui, sans la trahir, fait renaître le support dans une autre dimension. C’est le sens ineffable du travail de João. Telle une pellicule photographique, tel un sgraffite ou une ‘carte à gratter’, telle une pelure, il révèle le réel par un travail répétitif, quasi méditatif, d’enlèvement, de dépeçage, d’arrachage, de griffure, qui fait apparaître la réalité sous-jacente, dans une démarche proche du nouveau matiérisme, qui se saisit des questions de durabilité, de gratuit, de récupération et de réenchantement. Sa démonstration est celle d’un thaumaturge, d’un sorcier qui révèle la vraie nature du monde, le met à nu, pour en montrer l’indevinable constitution.

Extatique expérience que cette nouvelle compréhension du réel, face à ces tableaux de peaux brûlées, de membranes meurtries, de tissus suturés, ... qui donne à voir en vrai une souffrance appliquée à la nature inanimée des matières, qui par cette douleur apparente semblent prendre vie.

Nous parlons de l’autopsie d’un palimpseste comme métaphore à notre sens parfaite du travail de João : le palimpseste est un parchemin (fait de peau d’animal) qui a été gratté sur toute sa surface pour en faire disparaître une première écriture, afin d’y écrire un nouveau texte. C’est absolument de réécriture dont il est question dans l’œuvre de l’artiste : par son geste, quel qu’il soit, il efface la première version de la matière ou du message, afin d’y inscrire une nouvelle réalité, de faire apparaître une deuxième version d’un même support. Et ce travail d’artiste, qui s’apparente à une autopsie de la mort, mort à la première version de la matière, est enrichie par le hasard du résultat, qui s’allie avec la volonté de l’artiste de donner à saisir une nouvelle formulation du monde.

C’est en ce sens que la transfiguration de l’œuvre participe à cette autre lecture du réel, qui nous invite à trouver dans ses manifestations d’autres émotions, d’autres possibles, d’autres ravissements.

Constantin Chariot, catalogue Young Belgium, Opus I - Ineffable, jeune scène belge contemporaine, décembre 2020


Soothed Entropy. On the Role of Frames in the Works of João Freitas.

You find yourself surrounded by encased materials, in what may appear to be a showcasing of (photographic) stills of textures. From the centre of an ensemble of vertical frames, the eye travels horizontally from one surface to the next, and vertically so as to explore each rectangle, each texture. Drawn to one surface, perhaps you approach it. There you encounter affected man-made, industrial materials. The processed and standardized materials have been degraded, often slowly and as evenly as possible. The materials are degraded to uplift them, wounded so as to attract attention to them, turning them into surfaces worthy of being framed, with the aim of “giving them a soul again,” as João puts it.

In the making, the materials and processes may be sculptural: they are floor-made; they involve carving and mass. Yet the frame returns the object to the primary intention that shaped it–that of drawing. Because (make no mistake) the issue at hand is drawing. It is the conductor of the work: materials are manipulated with line as a directive thought; the gesture is often linear...and always direct; the work is about imprint and crease; it can be said to be descriptive, and outlines and surface matter (as opposed, it seems, to mass).

At times the attack (in the musical sense: the quality of the impulse of an action) may stretch the mass-produced and rectangular objects out of shape, challenging the edges of the rectangle, but the frame calls it back in. All the while the frame emphasizes the slight deformations against its own straight lines. The transformative action is put to rest in the box-like structures and stilled by the thin (wooden) line surrounding the surface, a transition to the wall.

The making process breaks down the support itself, its skin and the layers it comprises. Hammer, torch, scraper and other instruments cut, crack, blow, dissolve... impacting the tissue of paper, wood and other materials. The materials’ natural process of ageing is accelerated through wilful, often delicate and controlled, gestures. Gestures are controlled, yet the composition is not: it emerges from the material. Tetra Pak sheets are burnt by moving a lighter across the surface from left to right, top to bottom, following the writing/reading direction. The lighter burns off layers, revealing the intricate structures of an everyday material. Glue that holds together sheets of wood or paper leaves colour where parts of the material have detached, deeply marking the surface, generating structures and patterns out of the material. Is it abstract? “No, though it is decorative and there are patterns, it is not abstract...it is very concrete. It is something of a trace... something of an expedition...something happened,” says João Freitas.

Consequently, one material can come in several states, as a witness of just one halt in the process, one stop in the expedition. Depending on the intensity of the technique and the depth of the gesture, which dictates the number of layers unearthed, a Tetra Pak sheet will appear black and aluminium in the first stage of the process, but brownish and orange in its final state.

Beyond their main protective role, and that of indicator of the medium, the frames are chosen to foster meaning: the linden wood borders of the Mother of Pearl series evoke the natural world beyond the landscape that the surfaces may present; an empty frame in Don’t you fade away tells the story of the disappearance of one of eight paper pieces of a poster, so soaked that it dissolved, serving in fact as an indication of how the whole series came to be; aluminium backings behind the coloured insides of envelopes (that carry the imprint of their other half) press the postal elements to the foreground; the stretcher frame of the striped hospital bed fabrics sewn together holds them in tension and organizes them into a music sheet...

The frames also halt the work at a certain moment of tension. A mise-en-scène of the natural process of decay is central to the work. It is feigned entropy, an intense acceleration of decay during the relatively short time of the making process (compared to the lifespan of the work) which is stopped not according to a protocol, but in accordance with the reactivity of the material. The acceleration of decay is even overturned when the material is framed, when the dissolution is (artificially) put to a halt... The frame installs tension between fragile forms in a state of dissolution and their protection and enshrinement. Forms destined to be discarded or lost (old envelopes about to be thrown out, street posters, ...) find another existence. Perhaps this attempt at halting through framing answers to the human desire–stronger than all others–to resist the dissolution of form.

As decay inevitably continues (though at an almost imperceptible pace) and small pieces detach from the work during various phases of its life (in transport, in storage and on display), the frames become the keepsakes of that: tiny pieces of aluminium skin and particles of paper dust accumulate at the bottom. The boxes of the frames keep every trace of the slow evolution. There is no loss of matter in the microcosm of the frame.

Hannah De Corte, December 2020


Matière à poésie

João Freitas chauffe, coupe, décape, froisse, gratte, lime ou transfère. Si ses gestes sous-entendent un certain combat, il n’en est rien dans l’état d’esprit de l’artiste. La dextérité avec laquelle il intervient et le résultat final contrebalancent, en effet, ce sentiment. Dans « Point sensible », le cuivre vient panser la fissure engendrée par la pression de la main sur le carton plume. Le son des vidéos « Cycle », proche de celui d’un déchirement, contraste avec la délicatesse des mouchoirs en mouvement. La dissolution du polystyrène dans « Sans titre (Arrival I et II) » met à nu des billes de graphite évoquant ainsi une carte de constellation. 

Alors que chez certains artistes, le retrait permet d’atteindre le vide, il correspond davantage, chez João Freitas, à une prise de contact existentielle avec la matière. Avec celle se situant en surface, mais surtout avec celle qui se trouvait jusqu’alors par-dessous et qui se dévoile grâce à ses interventions. La dissolution de l’une permet à la seconde de s’exprimer. Le support connaît ainsi une forme de renaissance. L’artiste fait en défaisant. Il ôte un voile pour que se révèle la matière première. La soustraction est mise en place non seulement pour mettre en lumière ce substrat, mais également pour mettre à jour l’historique du support. L’artiste, manuellement, l’expose strates après strates. Les restes de la matière de surface apparaissent tels les vestiges d’une présence passée. L’histoire de l’oeuvre se manifeste aussi grâce aux légendes dans lesquelles sont spécifiées les techniques utilisées. 

Celles-ci détiennent, en effet, une place importante chez João Freitas. Nous retrouvons à plusieurs reprises, la répétition d'une action, sans cesse rejouée, sans pour autant être tout à fait la même. Les vidéos « Cycle » offrent une visibilité à cette pratique. Le renouvellement du même geste crée, ici, la forme aussi rapidement qu’il la fait disparaître, laissant place à la suivante et ainsi de suite. 

Il est également question de disparition / apparition lorsqu’il chauffe un Tetra Pak pour obtenir des motifs. Cette méthode nous rappelle celle de l’argentique où l’image apparaît grâce à la brûlure des sels d’argent. Avec « Don’t you fade away », João Freitas fait remonter à la surface, à l’aide d’une pointe sèche, les encres dont le papier mouillé était imprégné. Les réflexions de l’artiste autour du dessin et du geste graphique sont peut-être plus évidentes encore avec « Point sensible » où la ligne (d’horizon) perturbe la grille géométrique. La figure poétique supplante ainsi la rigueur du quadrillage. 

João Freitas donne naissance à des instants fragiles. Certains seront plus ou moins figés tandis que d’autres se volatiliseront. Atteindre l’équilibre souhaité induit le fait qu’il n’est en aucun cas possible de reculer ni de poursuivre, au risque de tout compromettre. La matière révélée est, ici, le sujet. 

Leïla Simon, mars 2020


E come in quel gioco, che piace ai giapponesi, di buttare in una ciotola di porcellana
piena d’acqua dei pezzettini di carta a tutta prima indefinibili che, non appena
immersi, si stirano, assumono contorni e colori, si differenziano
diventando fiori, case, figure consistenti e riconoscibili
Marcel Proust, Alla ricerca del tempo perduto

Svanire e diventare reali.
Consumarsi, ricrearsi.
Eppure non si tratta di opposti, ma delle fasi di un processo di trasformazione della materia tuttavia innaturale, forzato dall’atto artistico che a sua volta si evolve e cambia laddove la materia reagisce in modo inatteso, ma rispondendo semplicemente al suo ordine intrinseco.
La poetica di Freitas è fatta di delicatezza. Non stupisce immaginarsi come questi suoi gesti siano morbidi e lenti sulla carta, sul tessuto, sul compensato, meditati e rispettosi, quasi a prendersi cura di un’anima silenziosa, nascosta e sconosciuta delle cose di tutti i giorni – quelle su cui lo sguardo dell’artista, solo, sa posarsi, e che vengono riportate all’attenzione e caricate di altri simboli, fatte riemergere in qualche modo da un oblio o da un’incoscienza, riavvicinate in un’intimità preziosa, restituite a una diversa bellezza.

Un percorso per via di levare, e in questo senso quasi scultoreo, o archeologico insieme, che ritrovando l’essenza più profonda della materia le dona una seconda opportunità, permeata di una chiara valenza estetica. Così i canovacci usati, ricomposti a collage in un “finale alternativo”; e ancora il tetrapack corroso e bruciato, o il foglio di giornale che, dopo la stampa tipografica, non sopporta la grafite e si frattura sotto i tratti insistenti, divenendo da opaco a lucido, da assorbente e riflettente, impalpabile come le scintille di carbone dal focolare; infine le campiture pastello degli strati collosi del legno, in cui indovinare i profili delle nuvole, come in un gioco di bambini. Molti sono i lavori che, in questa decomposizione che si fa metamorfosi, vengono reinterpretati in chiave paesaggistica, come i pannelli di schiuma compressa che, piegati, disegnano orizzonti immaginati; le carte sfibrate su strappi orizzontali; e soprattutto la serie realizzata durante la residenza a Como in cui l’intervento si raddoppia e dalla penna bagnata dalla pioggia, la carta si sfuma in un’esplosione casuale di colori e viene sfibrata dalla puntasecca quasi a imitare l’increspatura del lago. Ecco che emerge la terza dimensione e l’opera guadagna uno spazio ulteriore, grazie agli strumenti tradizionali del disegno trova un’inedita plasticità: persino i poster stracciati e percorsi da una craquelure che sembra presa in prestito da un ingombrante dipinto seicentesco, minuziosamente riempiti di colore, vanno riletti come una geografia irripetibile.

Una materia dunque fragilissima, ma insieme sempre forte e capace di reagire: continuamente Freitas indaga sul concetto di limen, di soglia, di limite, che diventa metafora di una finitezza umana tutt’altro che rassegnata, ma anzi sempre rimessa in gioco. Fin dove sopportiamo noi stessi il dolore? Come ci trasforma? Come cambia la nostra relazione con gli altri e con il mondo? Come, ciononostante, siamo in grado di ristabilire nuovi equilibri? E la risposta non è un messaggio eclatante, che si esprimerebbe dolorosamente creando una rottura irrimediabile (e il pensiero va ai sacchi e alle combustioni di Burri) ma piuttosto una speranza da svelare, una possibilità da indagare e sperimentare con misura.

A dispetto delle sue origini portoghesi, l’arte di Freitas appare tutt’altro che mediterranea, e porta in sé i cieli del Belgio in cui vive, la reminescenza dei riflessi colorati della pioggia, mantenendo sempre i toni eleganti e sommessi di una sensibilità riservata, eterea, malinconica. Una sorta di rivelazione, dove l’epifania degli oggetti si manifesta nella loro interazione con l’artista e con la violenza misurata – ma sempre violazione di uno status è – che deriva dal suo apporto fisico. Un movimento della mano che provochi una frattura, un’incisione che ferisca la superficie, un calore che porti allo stremo uno strato, un’immersione forzata che corroda e rigeneri.

E forse il titolo della mostra, che riporta alla nostra memoria romantica il volteggiare allegro dei valzer di Strauss, nel fruscio degli abiti di una danza che si rincorre al ritmo degli archi, vuole rammentarci che quel primo giorno di primavera la rinascita è possibile: la materia, apparentemente inerte, ma assolutamente viva come la natura – frammentata, scomposta, alterata, dilatata – torna a fiorire di nuovi significati, forme e colori, e ognuno è invitato a scoprirne la segreta melodia.

Elisa Bruttini, Monografia pubblicata da LaSpore, marzo 2019


Hold the paper up to the light
(some rays pass right through)
Expose yourself out there for minute
(some rays pass right through)

- Paper, Talking Heads, Fear of Music (1979)

Trouble for the Eye

For João Freitas, translucency is one of many physical qualities he employs to explore paper as a means of expression on its own terms. In Freitas’ work, paper and other wood-based materials are not only patiently worked over with pencil and felt pen, sometimes until they are virtually ‘threadbare’, but they are also peeled, burnt, and torn as well as abandoned outside to the elements and subjected to various processes. As the fabric and fabrication of characteristically mute surfaces are disclosed, his work takes on unforeseen dimensions of colour, texture, reflection, and even time and space.

By focusing on the material qualities of paper and paper related products for themselves, João Freitas’ work embodies a doubly reflexive approach that expands the aesthetic capacity of these often-overlooked support materials. By exposing the typical media of drawing for itself, Freitas’ approach continues the self-conscious expression of artistic processes and materials that comes from both modernist (and postmodernist) traditions. By performing the support

on its own terms, Freitas expands the traditional discipline of drawing in a sculptural way. In so doing, Freitas radically transforms standard paper materials into the aesthetic realm of display, collapsing together traditional artistic distinctions between medium, support and expression.

In fact, one might say that by ‘folding’ together the traditional artistic dichotomy between expression and support, Freitas’ expressive experiments with typical support materials transform ‘drawing on paper’ into ‘drawing with paper.’

Freitas has stated that his focus on the paper medium as a material in itself began after he realized that he was becoming more fascinated by the fragility and sculptural qualities of his crumpled-up failed drawings than the more traditional work on paper that he was rigorously trained in. This fascination fueled work such as Untitled (1991) from 2014, in which Freitas’ worked with pink felt pen over an existing Félix González-Torres poster that had been severely creased. In this work, the cracked edges of the paper where it had been folded become a network of pink lines whose organic structure reflects that ‘history’ of the poster: indexing its handling and transport from a public gallery and the activities in Freitas’ studio. A number of Freitas’ themes already appear in this work that uses a found paper support whose time-based damage allows Freitas’ to carefully tease out a delicate physical structure with a technique that responds to the specific material itself.

This work brings to mind Leonard Cohen’s poetic dictum, “There is a crack in everything. That’s how the light gets in.”; a sentiment that could be used to describe the way that Freitas’ working process walks a fragile line between damage and beauty. For a number of years, he has used graphite to completely cover various fragile supports like old drawings (Chutes, 2014) or found newspaper (Untitled (Siena), 2015), a technique that breaks down and re-configures existing material as a delicate mineral texture. Another preferred technique is to peel or cuts back layers to reveal the hidden structure of a material; just as often destroying as discovering and retaining the surprising layers within. The almost ‘surgical’ peeling of plywood reveals a unexpected pink colour in Untitled (Seahorse), 2016, while the sanding of common sandpaper results in a startling blue ground in Untitled (True Blue), 2015. Freitas’ work is similar to an alchemical transformation; performing a spatial dialogue of covering and uncovering layers that change the colour, texture and integrity and thus the ‘existence’ of his chosen materials.

Freitas’ experimentation with the materiality of paper and related support materials is driven by a desire to consider the ‘whole’ of an artwork as simultaneously support and expression. He has suggested that the image prevents us from seeing the support material. Thus, he responds to the particular character of each chosen surface, submitting his own process above all to the pre-existing material itself. In fact, Freitas ‘re-works’ the paper support into a construction of its own narrative, employing processes that test the limits of a material to simultaneously expose its particular story and provide a record of new creation.

His exploration of paper and related products might also be read as the recognition of an ever-present and banal material that nonetheless evokes global civilization itself: at least from Egyptian writing on papyrus; to early Chinese paper making; to Gutenburg’s publishing revolution that initiated the Reformation; and all the specialty paper products in printing and construction up until and in parallel with the relatively recent advent of digital writing that in turn has long threatened to make paper and books obsolete. Freitas digs into this ancient material with a narrative-archeological approach. The medium of paper is already so connected to writing, expression and belonging itself that an essay is also called a ‘paper’ while at a national border you must prove who you are by showing your ‘papers’. Freitas use of paper as a communicative medium itself recognizes this primal dimension of the material to also stand for content itself.

One could see this sculptural orientation as a return to materiality in an age dominated by an image-ready orientation demanded especially by the current proliferation of art across digital platforms. But, of course, this anti-aesthetic that de-emphasizes the priority of the image has a deep history in twentieth-century art; often associated with a re-evaluation of aesthetic priorities and an opening to new modes of affective reception. Freitas work relates to a ‘materialist’ artistic tendency, characterized for example by artists from Eva Hesse to Edith Dekyndt, where representation is abandoned and traditional dichotomies of form and content disappear in favor of direct sensory relations situated in chosen materials. While the subtle and sometimes intricate patterns of Freitas’ work push it towards a detached and decorative sensibility, Freitas’ aesthetic regime is made absolutely compelling precisely because it is revealed directly from existing raw material. Furthermore, Freitas’ chosen materials are always common and pre-existing; either standard industrial products or found among the plethora of paper and poster art and advertising that anyone can find in public space.

For example, Freitas’ work, Don’t you fade away, was made by carefully peeling back the layers of a typical ‘event’ poster that he rescued from the street, already partly damaged and water logged. The resulting work is a beautiful play of warm gradient colours and wild textures that is both raw and emotional. Freitas’s decision to up-cycle his work seems a very contemporary and decision in the context of current environmental crises that are a direct result of the toxic over-manufacturing of goods and services in a consumer-capitalist framework. This is especially poignant when we consider the centrality of trees and vegetation to both the chemistry of our atmosphere and of paper products.

If Freitas’ archeology of the support can also be seen as an evocation of the human desire to record and transmit knowledge, it presents a critical orientation that posits material sensitivity over image and pre-conceived ideas; a seemingly apt reminder of our current cultural moment of techno-evolutionary re-examination in the face of habitat extinction.

By exploring the support material of drawing, Freitas has found a new way of drawing in which the drawing instruments break down the support itself. Consider Untitled (Network I & II), 2018, made by carefully burning off the top layer tetrapak material and melting the aluminum sheet below so that it forms a continuous yet convoluted line. Freitas’ compared this ‘destructive’ methodology to creating a drawing with a singular line. In fact, the ‘line’ itself is a resonant theme for Freitas whose work could be seen in sympathy with writers such as Bruno Latour and Tim Ingold who examine the agency of infrastructure. LaTour’s concept of ‘network’ depends on the idea that the lines of a network are not neutral intermediaries that merely transmit but in fact transform and translate information. Ingold has cited Paul Klee’s concept of ‘taking the line for a walk’ as a model of the creative potential of the life of a ‘line’ in contrast to the notion of the line as a mute connector. Likewise, Freitas uses the creative potential of common and characteristically ‘neutral’ support material as he re-draws typical artistic infrastructure. His work sensitively responds to the intermediate states beneath the surface of a surface, transmuting existing material through a narrative process based on what he calls ‘trouble’ for the eye.

Rodney Latourelle, Monograph published by LaSpore, March 2019


Écorcé vif

Nombre de représentations sont à mettre en lien avec une nouvelle manière de connaître. Ainsi, le corps, à la fin du XVIIIe siècle, est considéré de deux manières par deux cousins français ; Jean-Honoré Fragonard représente les désirs du corps, leur intériorité, leur psychisme intime et les humeurs auxquelles ils sont soumis, tandis que son cousin, Honoré Fragonard, vend les premiers écorchés à destination des cabinets de curiosité, dévoilant, dans toute leur physicalité crue, les muscles et les ramifications internes du corps humain. La peinture, ainsi que la sculpture, s’en voient quelques décennies plus tard imprégnées, elles révèlent le vrai ; les veines, les membres décharnés ou tendus, conséquences sous-jacentes des tourments intérieurs qui animent l’être humain.

João Freitas est un alchimiste envoûté par la matière-même et le faire. Avec du palpable, du concret, du déchet – chutes de toutes sortes issues de fins de séries, matériel de chantier trouvé dans les magasins de bricolage ou en usine –, il transmute la poétique du dessiné en sculpté, et vice-versa. Il dissèque et écorche l’écorce de la matière pour en révéler toute la sensibilité, au terme d’un processus aléatoire mais maitrisé. Il dépiaute l’image feinte et révèle l’invisible, l’honnêteté des composants tapis et longtemps muets, pris en otage de la surface.

Détrompe-l’œil troublant. Enucléation appliquée.

Une de ses premières vidéos montre sa main ôtant des serviettes en papier d’une boîte cartonnée. Ôter ? En tendant l’oreille, on serait plutôt tenté de remplacer ce verbe par « arracher ». En effet, le papier fin qui érafle le carton évoque la déchirure, le son est rugueux, il provoque une sensation physique incommodante, un frottement douloureusement sec qui hérisse les poils. Car c’est bien la peau qu’évoque le travail d’écorchement de João Freitas. Celle du corps des matières qu’il dépèce ou meurtrit en les chiffonnant ou en les déchirant, comme pour nous montrer leur sève, leur âme – verre, Plexiglas, papier journal, papier de verre, cartons Tetra Pak, affiches, chutes de tissus, bois, etc. –, dans la foulée du New Materialism, repensant l’impact de l’homme sur la nature, les matières organiques et synthétiques en devenir, leur après, leur vie intérieure, le dépassement d’une finitude que l’être humain ne maîtrise pas, ou plus.

Peut-on envisager que la matière soit animée, quand on sait qu’on parle, par exemple, de l’âme du bois ?

Le mot âme, du latin anima, signifie le souffle, la respiration, telle celle du mouchoir en papier qui effleure dans un bruit sourd et étouffé la boîte, et nos oreilles. Le processus de création divine, dans les écrits bibliques, découle lui aussi de la parole, et plus indirectement du souffle. Celui qui donne la forme, la force vitale qui engendre la vie. Les liens entre le travail de João Freitas et la spiritualité sont pléthore.

Il faut relever que le concept d’âme, désignant l’être humain, détermine d’emblée une séparation entre le corps et une entité spirituelle, immanente et immortelle.
D’immortalité il est également question ici, puisque l’artiste jongle avec le temps du matériau, du geste, sa finitude. De la même manière qu’une histoire de vie s’inscrit dans le corps humain, elle s’inscrit dans la vie de la matière inerte. Le mouchoir saisi par les doigts retombe, la forme s’évanouit par la violence de l’énergique caresse. Après avoir épousé les contours du vide et du souffle provoqué par le mouvement, il reste figé dans l’espace et le temps, provisoire et délicat, puis s’abandonne doucement à la pesanteur pour être repris et remplacé par un autre.

Freitas éventre aussi des sacs de tissus usagés, les libérant de leur enveloppe physique contraignante, pour qu’ils éclosent et se figent en s’abandonnant toutefois à des formes toujours incontrôlées et lentement évanescentes (Eclosion I–IV, 2019). Le processus temporel à l’œuvre dans ses autres travaux relève souvent de cette expérimentation. Et si la vidéo présente une accointance avec la temporalité inhérente au médium, le ponçage, l’arrachage, le griffonnage répétés, participent d’une gestuelle lente et quasi obsessionnelle qui invite à repenser la durée. De même, certains matériaux sont soumis à des altérations lentes, comme la pluie ou le déballage, et redéfinis incessamment. Ils en deviennent des entités autonomes, agissantes et vivantes.

Le voile n’est pas que mouchoir de papier, il est aussi tissu. Freitas récupère ces paquets de textiles sous-vides, nettoyés mais défraichis, montrant parfois de légères taches, à peine visibles. Ils proviennent de multiples endroits – certains viennent des hôpitaux par exemple –, et sont vendus à destination des corps d’ouvriers qui s’en servent pour nettoyer les surfaces de travail, les machines et les outils puis s’en essuient les mains et le front. Poussières, graisses, transpiration, mucus, larmes, cheveux, germes... Autant de sécrétions de mécaniques et mécaniques de corps, reliquaires d’un moment passé laissant une trace, même invisible.

On pense évidemment au Saint-Suaire, à l’image sans modèle, reliquat du visage du Christ, empreinte directe de son corps violenté, en souffrance et poussiéreux, sur le linceul.

Puis, le corps du Christ en vue d’être crucifié, chair qui doit mourir pour renaître en une existence spirituelle, telles ces chutes de tissu. Les résidus présents sur les étoffes sont les traces des vies antérieures, et annoncent celles à venir, en tant que chiffon ou en tant qu’œuvre d’art. Résidus ou reliques, restes matériels sanctifiés par un contact, ils incarnent le transfert que le dévot devenu spectateur se voit offrir à voir. Ils donnent en réalité à regarder ce qu’on ne verra plus jamais.

La manière de travailler de Freitas rappelle aussi une forme de cheminement mystique, comme le pénitent à genou, foulant le labyrinthe au sol d’une église, en vue d’une révélation, de la connaissance, ou d’une absolution.

Le feu – purificateur ou de la connaissance, encore –, est présent dans de nombreuses pratiques populaires, croyances et mythes. Volé par Prométhée, culte de Vulcain, entrée du Shabbat, feux de la Saint-Jean, naissance des djinns, brasier de l’enfer, symbole de l’esprit saint, il réchauffe ou consume, comme cette flamme que l’artiste approche du carton Tetra Pak pour le lécher et en dissoudre la couche d’aluminium. Elle fond en volutes argentées, et laisse les stigmates de sa langue brûlante sur le carton meurtri, mais libéré, ou purifié. L’artiste frotte ensuite délicatement la surface aluminium restante, il panse ses plaies.

Puis, à la manière d’un Broodthaers qui emplâtre sa poésie dans son Pense-Bête, il déchire ses dessins de jeunesse puis y applique du fusain en couches successives, fragments d’images devenues minérales comme autant de désaveux d’un passé effacé (Chutes, 2013). Ils jonchent le sol de manière sculpturale, rappelant aussi les nombreux autodafés que l’église a ordonné pour détruire les écrits qu’elle considérait dangereux, en réduisant les connaissances hérétiques et souvent brillantes en cendres.

Enfin, s’il est vrai que certains rites de purification ou d’initiation passent par le feu, d’autres se font par le liquide, comme l’onction d’huile ou l’immersion dans l’eau, lors du baptême et autres cérémonies d’acceptation.

Lors d’une résidence sur l’île Comacina, qu’on peut atteindre à la nage – ce que fit plusieurs fois l’artiste pour se ravitailler –, João Freitas décida de plonger chaque jour une feuille de papier dans de l’eau stagnante et de l’y laisser une dizaine de minutes (Notes on Comacina, 2017). La série montre les traces des aléas du temps – instrument de mesure de durée et phénomènes atmosphériques –, comme les caractéristiques chimiques et physiques de l’eau et des micro-organismes, de la faune, de la flore, et de la fonge. Ce baptême s’accompagne donc d’un changement de statut, car le papier s’imprègne de taches que l’artiste ne contrôle pas, le seul étant l’ablution, ou, pour être plus précis, la noyade du matériau, qui en sort marqué et transfiguré. La nature est à l’œuvre, main invisible, main divine, apposant sur la matière la trace de son passage.

La matière poreuse imboit l’eau, rejoignant une théorie des XVIIe et XVIIIe siècles, loin de notre vision actuelle de l’hygiène, qui stipulait que les bains étaient dangereux pour la santé, morale d’abord – car associés aux parties fines arrosées et décadentes –, mais physique aussi, puisqu’on considérait que les pores pouvaient absorber les miasmes dans les liquides aqueux. Les corps étaient donc « lavés » par frottage à sec – comme le sont certains travaux de João Freitas d’ailleurs –, et les tissus choisis en fonction de leur propreté et de leur trame, la plus serrée possible, du satin à la toile cirée, afin de préserver d’éventuelles infections.

Certaines pièces de João Freitas nous montrent d’ailleurs des chiffons ou draps d’hôpitaux de formes et de tailles diverses, cousus les uns aux autres. Partitions de lavandière, Frankenstein de voiles bricolées d’un navire qui ne voguera pas, ou grands linceuls, ces toiles de Pénélope n’envelopperont plus jamais les corps pour lesquels elles ont été tissées.

Nettoyer, frotter, gratter, égratigner, rayer, flétrir, déchirer, froisser, brûler, noyer. Le travail de João Freitas se joue des paradoxes.

On pressent que les gestes sont minutieux, lents, doux. Mais cette précision attentionnée et calme, presque chirurgicale, cette détermination patiente, quasi monacale, est aussi marquée du sceau d’une certaine violence. Elle découle d’une sorte de frustration insatiable à l’égard de l’inconnu de la matière, empreinte d’une soif de voir et de comprendre qui ne s’étanche qu’une fois celle-ci mise à mort et inexorablement dévoilée, offerte aux regards, nue. Le corps, encore. Qu’il déflore, jusqu’au moment de rupture, aléatoire, accidentel, lui offrant le résultat jamais escompté, la surprise d’une vision cachée.

Et alors qu’au premier abord, on pourrait voir une objectivité minimaliste dans ses œuvres – comme ces briques de mousse florales posées à même le sol, qui se désintègrent à mesure des transports qui pourtant les font exister en les montrant –, derrière cette rigueur se cache, puis s’observe et se ressent, une sensualité charnelle avec la matière, puisque la mousse florale se disperse au toucher des mains qui la manipulent ou l’effleurent (Correspondence, 2018).

Le paradoxe ultime de Freitas est de rendre visible l’invisible, nous l’avons déjà dit, mais il retourne parfois le paradigme. En effet, alors qu’une plaque Plexiglas, marque de polymère célèbre, est d’une très grande transparence – d’une limpidité aux propriétés optiques exceptionnelles puisqu’elle permet une transmission lumineuse supérieure à celle du verre –, il pulvérise au ras de la surface une succession de couches de colle qui en font un vitrail baveux de bulles microscopiques et rendent la vision au travers du matériau impossible (Sans titre, 2018).
Pareillement, il gratte à l’aide d’une pointe de métal des papiers de verre. Le verre est un matériau utilisé de coutume dans le domaine de l’optique, pour laisser entrer la lumière ou permettre de mieux voir. De même, le fait de le frotter ou de le nettoyer, permet habituellement à ce matériau d’escompter des propriétés particulières – transparence des vitres, propreté des miroirs, des prismes ou encore des lentilles. Ici le verre est abrasif, opaque, il recouvre le papier et l’occulte. Freitas l’élimine comme pour repenser les filtres du regard. En regard des différents aspects du travail, je ne peux m’empêcher de penser à Spinoza, qui était à la fois philosophe adepte de théologie, mais aussi tailleur de lentilles, et trouvait dans le faire, matière à réflexion au sens littéral et élargi du terme.

Du recouvert à découvert, la matière rend les armes, s’abandonne, et dégage une aura intrinsèquement mystique, épiphanique, catharsis d’un rendez-vous avec la mémoire des images et des formes.

Maud Salembier, Monographie publié par LaSpore, mars 2019


Si João Freitas, né en 1989 au Portugal et ayant déménagé dès sa petite enfance au Luxembourg, a été formé à La Cambre à Bruxelles au dessin, il a dès la fin de ses études troqué les outils traditionnels du dessinateur pour la pointe sèche, le cutter, le chalumeau, les ciseaux de sculpteur ou encore la ponceuse. C’est que chez lui, le papier n’est plus un support mais une matière à traiter dans ses trois dimensions. Une matière qu’il s’agit de gratter, de creuser, comme un archéologue ôtant délicatement des couches de sédiments pour dégager une trace du passé. Ainsi les huits éléments de Don’t you fade away, sont les restes des huits feuilles de format A4 (en réalité sept, l’une étant trop abîmée, restée collée au trottoir, mais rappelée ici par un cadre vide) qui ont constitué un jour une grande affiche dessinée et assemblée à la main. “J’ai trouvé cette affiche dehors sous la pluie, explique João Freitas. Elle était toute repliée, imbibée d’eau, avec certains morceaux qui volaient sous l’effet du vent. Je l’ai prise et ramenée sans trop savoir pourquoi, juste parce qu’elle m’avait attiré. Ce déchet sauvé de la décomposition est resté chez moi dans cet état plus d’une année, avant que je me dise: “c’est ça qu’il faut en faire!”. Avec la patience d’un bénédictin, l’artiste a décollé les bandes adhésif et a gratté le dos à la pointe sèche - utilisée tradi- tionnellement pour la gravure en taille douce -, d’un geste répétitif, depuis le coin supérieur gauche jusqu’à l’inférieur droit, comme une écriture révélant le blanc originel de la surface et les encres de couleurs qui s’y ont éré apposées. Le même processus de révélation par soustraction a été appliqué par João Freitas à du papier de verre, ponçant ce qui sert à poncer pour retirer le sable abrasif et retrouver le papier, passant de cette façon du noir au bleu. Mais le papier n’est pas l’unique matière sur laquelle s’acharne João Freitas. Sa logique l’amène à travailler des matériaux pauvres, produits en masse, liés au papier parce qu’ils en sont à l’orginie (le bois) ou parce qu’ils en dérivent (le carton). Il s’est attaqué à des grands panneaux de multiplex, qui lui avaient montré par accident les secrets de leur fabrication, censés rester cachés et ici mis en valeur par une couche de vernis. Avec des ciseaux de tailleur, l’artiste a fait sauter la couche supérieure de parure. Le contreplaqué a alors libéré sa couleur artificielle - vert, rose flashy...- produite par la réaction du bois avec la colle de résine, et la multitude de morceaux pressés l’un contre l’autre qui en constituent l’intérieur.

Et que penser de cette mystérieuse surface où se mêlent le noir et l’argenté, dessinant des motifs irréguliers qui de loin pourraient passer pour une décoration végétale baroque? Il s’agit pourtant d’une matière typiquement contemporaine, des plaques d’emballage Tetra Pak, servant à conditionner les boissons, en particulier le lait. En l’examinant de plus près, on peut même voir les pré-perforations qui serviront d’ouvertures pour le bouchon des briques. L’artiste s’est servi de la chaleur d’un chalumeau pour faire fondre la couche d’aluminium, qui prend ainsi des formes impossibles à maîtriser. Car quoi qu’il arrive, c’est la matière qui impose ses lois à l’artiste, dans des effets aléatoires. João Freitas a versé de la poudre de graphite -l’essence même de la mine des crayons de dessin - dans une boîte de mouchoirs jetables, qu’il a sortis un par un, l’un dégageant l’extremité du suivant. Chaque mouchoir s’est ainsi retrouvé recouvert d’un dessin, sans que Freitas n’ait pourtant “dessiné” le moindre trait. Là où il se trouve sans doute le plus proche de sa discipline de formation, c’est lorsqu’il recouvre totalement au crayon le recto et le verso d’une feuille de papier journal. Un geste répété pendant des heures, jusqu’à ce que la surface se transforme, perdant en pulpe de papier ce qu’elle gagne en minéralité. Une fascinante alchimie.

Estelle Spoto, catalogue Prix Médiatine ‘18, février 2018


João Freitas porte son attention sur la matérialité du support habituel du dessin. Son intervention sur la feuille de papier peut aussi bien relever du geste délibéré, patient et répété que de la prise en compte de l’accident ; elle peut faire appel à des techniques traditionnelles ― crayon, encre de Chine ― comme elle peut emprunter à un répertoire plus contemporain ― vidéo, ready made. À travers ces différentes formes, une cohérence forte se manifeste cependant, qui tient à la mise en exergue de processus de transformation, de destruction et de recréation révélant des potentialilités plastiques inattendues du matériau.

Denis De Rudder, catalogue Triennale du Prix Coup de Cœur, septembre 2016


The poetics of frustration

João Freitas was born in Portugal, moved to Luxemburg before the age of one, and later decided to study drawing in Brussels, the city where he still lives and works. Though the fixed northern soil may have tempered the urge to explore that is natural to his Portuguese heritage, Freitas’s veins still run hot with curiosity about the unknown. Setting his sights on the unsightly, he engages in a gestured and poetic dialogue with the medium paper. In his versatile work (consisting of sculptural installations, videos, drawings, and “silent performances”, acts without anyone watching), banal tissues are transformed into dynamic sculptures, passers-by leave their mark on the paper by moving helium balloons as they go by, and the idea into which his medium has developed balances on the fine line between existing and disappearing.

Ephemeral, intimate, and electrifying, his art has taken quite some distance from his work in the drawing class. João Freitas: “I’ve been drawing since I was in nursery school, but it was only at La Cambre that I completely dedicated myself to my artistic practice. This meant that I spent the first few years mastering the basic techniques: perspective, drawing from a model, and other figurative methods. When I started working on large formats and was forced to make more repetitive movements, I realised that I often found the movement itself and everything else going on around the drawing more interesting than the result, and that I could also employ those things to convey the message that I wanted to convey but without doing it literally.” The paper thus became more than a surface. João Freitas: “Precisely. Paper already inherently has all the qualities – fragility, vulnerability – with which I was imbuing my figurative work. What I do now is much more direct, simpler, and has more impact.”

It is true that the impact is substantial, despite (or perhaps thanks to) the at times very small creative act that precedes it. The minimal amount of space that the artist himself claims – as though he is at the point of disappearing – allows space for the work and its permanent state of becoming, or going to an end. This is the case in Trying to Loosen Up a Little, a recent work in which drying paper tests the flexibility of a sheet of MDF. Or the work that the winner of the Young Talent Art Prize of Art on Paper is creating for the contemporary drawing show: a bordered circle inside which graphite suspended from helium balloons starts drawing when passers-by move the balloons. João Freitas looks to create precisely these kinds of eloquent natural settings, this organic moment. “That doesn’t mean that I can’t test, adjust, or refine something, but ultimately it has to be a natural process. It doesn’t work if you tinker on it for too long.”

João Freitas’s work is fuelled by wonder, that intimate moment that can propel reflection and the imagination, and which in his case brings forth a subtle, almost silent poetic dimension from an intense, more aggressive process. João Freitas: “Frustration has had and still has a profound influence on the direction in which I have taken my work. Drawing oppressed me, I constantly felt as though I was failing and not achieving the desired result. So I started crumpling and tearing up paper. There was a whole series of things that I put the paper through. [Laughs] I’m not a happy worker. I am often dissatisfied with what’s going on. At a certain point, frustration gets the better of me and I react, and then something happens, something that can astonish even me sometimes.”

Like one of the helium balloons that narrowly brushes past our heads during our conversation with Freitas. The young artist’s studio – which for some time was located at the Carrefour des Arts but for the past several months has found a home with an Italian couple who founded a platform for upcoming talent – is almost a solo show in itself. Work lies, hangs, or stands all around us, just existing. “Sometimes only just. [Laughs] Sometimes I stretch the medium so far it almost can’t handle it any- more. Until it’s almost finished, yet still, barely, existing.” It is a matter of leaving room for the accidental. Freitas: “Yes, there are things you simply can’t control. I have discovered that trying to control my work does not make it any better. It isn’t only good to accept coincidence in my personal life, but also in my work, because it allows things to take shape more naturally. And the point is to try and accept that. I do it for this aspect of fragility. So if my work collapses now, so be it.”

In January, João Freitas is going to Helsinki with Muesli, an artists’ collective of which he and three other alumni of La Cambre are members, for a utopian project “that must not be achievable.” It almost seems like a point of honesty and wanting to do life justice. Freitas: “I have been told that I am too honest. [Laughs] I cherish the freedom of gestures and not being fixated on results, on being able to move freely between different media. The most important thing is not to cage myself.” And to explore all the possibilities of the medium. João Freitas: “To me it is especially about the will to go beyond the two dimensions of the drawing. Drawing often consists of presenting an idea, but that idea only exists in the drawing. I want the surface to be more than just a receptacle for ideas and to draw the act of drawing out of its cocoon by removing that restrictive framework. There is nothing that separates the work from reality.”

Kurt Snoekx, Agenda Magazine, September 2015


Du trait à la trace, du tracé au geste, João Freitas emprunte des méthodes et des voies aussi diverses que protéiformes pour questionner l’essence du dessin, de ses significations premières à ses résonanc- es les plus poétiques. Au gré de ses oeuvres sur voire en papier, déclinées en installations, performances ou encore vidéo, la pratique de João Freitas est imprégnée par la no- tion d’empreinte. Tant la répétition de l’acte que l’aléatoire de ses résultantes sont essentiels à son oeuvre.

Pauline Hatzigeorgiou, catalogue Art on Paper, septembre 2015